Responsabiliser l’entreprise

Si l’on s’en tient au droit en vigueur, l’entreprise est une organisation dont la finalité est de nature économique et marchande. Elle ne saurait toutefois se réduire à cette seule dimension, car elle est un processus encastré dans un réseau d’intrants (ressources, capitaux…) et d’extrants (produits, déchets…), et dont la capacité d’action est contextualisée (normes, infrastructures…). Au XIXeme siècle a donc émergé une définition socio-politique de l’entreprise, selon laquelle le processus productif doit être “domestiqué” – c’est notamment le dessein du socialisme ou du marxisme. En ce sens, l’enjeu actuel de responsabilité sociétale et environnementale (RSE) des entreprises s’inscrit dans une longue tradition : il s’agit de poursuivre les efforts de l’État-social, le combat en faveur du respect des salariés étant désormais élargi aux tierces parties prenantes sociales de l’entreprise, et assorti d’un égard pour les non-humains.

LES ANGLES DE RÉGULATION.

Fort de cet héritage, il est possible d’appréhender l’élargissement de la responsabilité des entreprises avec les outils employés de longue date par l’État-social. De façon schématique, il existe ainsi trois grands vecteurs de régulation :

La régulation politique, formulée par les institutions publiques, et visant à réguler les modalités de l’activité économique (régles comptables, normes qualité, droit du travail…), notamment sur les questions RSE (marché carbone, normes environnementales…) De très nombreuses expertises et propositions techniques existent en la matière, que nous ne compléterons donc pas.

La régulation actionnariale, formulée par le droit des sociétés, et visant à réguler la gouvernance actionnariale des entreprises sans préjuger des décisions qui en émaneront. C’est notamment l’objectif des exigences délibératives attachées aux statuts de Société Anonyme et de Société Coopérative. En la matière, nous émettons une proposition visant à affirmer la place de la RSE au sein de l’actionnariat.

La régulation sociale, formulée par les syndicats et les représentants du personnel, et visant à renforcer la voix des salariés dans la gouvernance des entreprises. C’est dans cette lignée que l’on peut situer la stakeholder theory et l’entreprise à mission, s’agissant cette fois de renforcer la voix des tiers. En la matière, nous formulons des propositions visant à renforcer la voix des parties prenantes.

INCORPORER LA NATURE
Il existe en France plusieurs formes juridiques permettant d’associer les salariés au capital d’une entreprise (SCOP, SAPO), d’autres permettant d’associer les consommateurs, ainsi qu’une forme dénommée SCIC permettant depuis 2001 d’associer les différentes parties prenantes : salariés et consommateurs, mais aussi associations, collectivités… Toutefois, il n’existe aucun outil permettant explicitement d’incorporer la “nature” au capital de l’entreprise, ce qui est d’autant plus regrettable que la SCIC a une visée territoriale avouée. Tenant compte de la reconnaissance croissante de la personnalité morale des entités non-humaines (animaux, fleuves…) et du néo-constitutionnalisme qui en découle à l’étranger (Bolivie, Equateur…), nous pensons qu’il convient de réfléchir à des mécanismes juridiques permettant de pallier à ce manque. Il s’agirait plus particulièrement de valoriser les services écosystémiques que la nature apporte au projet d’entreprise au même titre qu’un apport en numéraire, donnant lieu à l’émission d’actions qui seraient portées par des représentants humains issus du monde scientifique ou associatif. L’enjeu est ici de sortir de l’abstraction que véhicule le concept de “nature”, pour mieux qualifier les classes d’êtres non-humains impliqués dans le processus productif, et leur donner un pouvoir décisionnel réel, équivalent à celui des créanciers financiers.

TERRITORIALISER L’ENTREPRISE
En sus de la diversification de l’actionnariat, il est possible de prolonger l’effort de responsabilisation des entreprises par voie du dialogue social. C’est tout l’enjeu des mécanismes de représentation existant depuis 1946, dont les compétences n’ont cessé de s’élargir depuis 1982 – le CSE devant dorénavant être informé des “conséquences environnementales” de l’activité. Il s’agit là d’un vecteur de régulation stratégique, car s’appliquant à l’ensemble des sociétés, dont les SA et SARL qui dominent largement le paysage économique. Le droit ne permet toutefois pas d’associer des parties prenantes tierces à ces mécanismes délibératifs – tout au plus invite-t-il à les considérer bona fide, comme c’est le cas pour la société à mission. Nous pensons donc qu’il faut réfléchir à une meilleure représentation des tiers dans le dialogue social des entreprises. Pour qu’il soit opérant, ce dialogue élargi devrait s’envisager à l’échelle des implantations où l’entreprise opère, autour d’enjeux écologiques et sociétaux concrets. S’inspirant du fonctionnement d’un État, ces points d’ancrage pourraient ne conférer aux parties prenantes que quelques compétences limitées, lesquelles seraient néanmoins relayées et renforcées au niveau central de l’organisation, donnant par exemple lieu à une “chambre des territoires” disposant d’une compétence complémentaire à celle du gouvernement d’entreprise composé des seuls actionnaires.

IMPLIQUER LES SYNDICATS
Pour les juristes français, “démocratiser l’entreprise” reviendrait à lui reconnaître une capacité normative et constitutionnelle qui risquerait de concurrencer la souveraineté étatique. Cela ferait par ailleurs peser un risque sur l’intérêt général qu’est censé incarner le droit, puisque les parties prenantes de l’entreprise – qu’on envisage ici d’intégrer dans un modèle “délibératif” – sont autant intéressées par ses retombées économiques (emplois, fiscalité…) que par son impact environnemental ou sociétal. Il nous semble donc indispensable de réfléchir à la place que les syndicats pourraient jouer dans ce processus. Historiquement, ceux-ci constituent en effet une courroie de transmission cruciale entre les enjeux particuliers, propres à un salarié ou à une entreprise, et l’enjeu d’harmonisation collective, à l’échelle d’une branche ou d’un pays. Dans cette optique, il conviendrait donc d’impliquer les syndicats sur les questions RSE, qu’il s’agisse par exemple de leur donner compétence pour négocier des accords harmonisant les stratégies RSE dans une branche (amenant ainsi les entreprises à appréhender cet enjeu d’intérêt général en dehors du jeu de la concurrence), ou qu’il s’agisse plutôt de s’inspirer du modèle syndical pour instituer de nouveaux interlocuteurs dédiés à un dialogue social territorialisé et élargi aux questions RSE, ainsi que nous en faisions précédemment l’hypothèse.